Urbain Robbe a beaucoup d'amis et il les invite... souvent. Dans ses appartements sis au 68 de l'avenue des Champs-Elysées, dans un immeuble des années 1910, au-dessus de la Maison Guerlain,
il reçoit artistes et poètes et les soirées se passent en musique et en versification pour le plus grand bonheur de ses hôtes. On échange des poèmes, on en lit, on en compose à
main levée : octosyllabes, alexandrins, ou vers de neuf syllabes qui donnent l'impression de manquer de peu le décasyllabe, ou comme ce soir, vers de sept syllabes au léger déséquilibre
qui donne tout ce charme aux vers impairs, si souvent déclamés au 16ème siècle et encore au 17ème, et remis à la mode par les symbolistes.
Ce soir du 2 avril 1932, Urbain Robbe reçoit Tristan Derème (1889-1941), poète fantaisiste qui a composé "Le renard et le corbeau", et lui montre, entre les entrées et les plats, les vers
d'un poète et chansonnier originaire du Nord, Henri Loridan (1861-1933), qui pour son septantième anniversaire, dignement célébré en compagnie de nombreux convives, a écrit
des vers de sept syllabes mis en musique par l'auteur et chantés au cours d'un repas de famille à Roubaix le 9 janvier de l'année précédente, entre les "Hors d'oeuvre à la Foucharde et le rosbeef
au boeuf gras, haricots blanc et pommes de terre rouge". Si les couplets ont sept syllabes, les vers du refrain en ont six :
Pour fêter l'anniversaire
De mes soixante-dix ans,
Chansonnier se doit de faire
Quelques couplets amusants.
Ah, fi ! du vieillard austère
Qui mourra dans le chagrin,
Moi, joyeusement j'espère
Mourir dans un gai refrain.
J'ai soixante-dix ans !
Tout m'enchante,
Et je chante
Chiche ! à la faux du temps.
Je chante comme à vingt ans.
Comme au temps de la jeunesse,
J'ai gardé ma bonne humeur,
De la bonté plein mon coeur.
Heureux de ne pas connaître
L'envie au culte de l'or,
Comme Nadaud mon bon maître,
'Ma gaité c'est mon trésor'.
Empreint de philosophie,
Je n'ai cessé de prêcher
Qu'il faut vouloir, dans la vie,
Ce qu'on ne peut empêcher.
Pour tenir tête à l'orage,
J'ai pu me croire assez fort
En gardant tout mon courage
Pour subir les coups du sort.
J'ai figuré, comme édile (*),
Au rang des bons citoyens.
Tâchant de me rendre utile
Par mes modestes moyens.
'Honni soit qui mal y pense'
Mais en agissant ainsi,
J'ai trouvé la récompense
Dans le devoir accompli.
J'ai l'âme et l'esprit tranquilles.
Et si je fus... polisson,
(Mes péchés en peccadilles)
J'en obtiendrai le pardon.
Si c'est plus ou moins honnête,
Jugez coupable, et pourtant,
Chers amis, je vous souhaite
De pouvoir en dire autant.
Tristan Derème apprécie ces vers comme le montre la lettre qu'Urbain Robbe écrit à Henri Loridan le lendemain de cette soirée aux Champs-Elysées, lettre datée donc du 3 avril 1932 :
"Cher Monsieur Loridan,
Je ne suis pas poète mais j'ai parfois l'honneur d'en recevoir.
C'était le cas hier, où notre vieil ami Tristan Derème est venu partager notre modeste repas de famille.
Je lui ai montré vos vers. Il a tenu à vous exprimer sa sympathie et il m'a chargé de vous transmettre la réponse de sa muse à la vôtre.
Vous la trouverez sous ce pli manuscrite sur votre petit opuscule.
J'y joins l'expression de ma vieille amitié,
Urbain Robbe."
Le poème d'Henri Loridan a inspiré à Tristan Derème ces vers écrits sur un coin de table, au verso du menu de cette soirée sur les Champs-Elysées :
(J'ai) Quarante-trois ans, poète !
(Hélas et j'ai) Je les ai, l'âme inquiète,
Et je voudrais comme vous
M'enchanter de toutes choses
Cueillir les vers et les roses
Et trouver le destin doux !
Il est doux, - et chez les Robbe
Qui m'ont recueilli ce soir,
En riant je me dérobe
Aux larmes du désespoir.
Beau festin ! La vie est belle.
Qu'elle vous soit longtemps telle,
Cher Poète Loridan,
Et je relis ce poème
Où bat votre coeur ardent
Coeur que la poésie aime.
Tristan Derème, 2 - 4 - 32.
(*) Henri Loridan, poète et chansonnier, était conseiller général du département du Nord et conseiller municipal de Tourcoing quand Gustave Dron (décédé en 1930) en était le premier
magistrat.