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La nuit était déjà fort avancée quand le citoyen Corentin fut autorisé à quitter la ci-devant église Saint-Nicolas-des-Champs après s'être entretenu avec ses commanditaires. Il rentra seul (épisode non conté par Pierre Michon et provenant donc uniquement de ma fertile imagination), les sans-culottes n'ayant pas reçu ordre de l'escorter jusqu'à son appartement sis dans l'un des hôtels particuliers de la rue des Haudriettes. Par des rues sûres et bien éclairées (*), il chemina selon un itinéraire différent de celui qu'il avait emprunté avec les soldats. Il avait tout le restant de la nuit pour lui. Marcher, par une température en dessous de zéro, lui ferait du bien, le rassérénerait après cette entrevue éprouvante avec des interlocuteurs dont la lueur vacillante de quelques chandelles rendait leur visage grotesque et menaçant, dans la salle aménagée en bureau, désordonnée devrais-je dire, dans la ci-devant abside de la ci-devant église Saint-Nicolas-des-Champs et mettrait en place dans son esprit encore troublé de bonnes et claires idées pour l'élaboration du tableau qu'on venait de lui demander d'exécuter. Entendre des sans-culottes frapper à sa porte par une nuit de janvier 1794 ne pouvait que rendre nerveux et inquiet. [Je crus en lisant le livre de Michon qu'on venait pour l'arrêter, le jeter en prison voire pis que tout cela. En 1794, Paris ne vivait pas dans la sérénité.] Il se détourna du chemin le plus court, s'engagea dans la rue Greneta pour rejoindre la rue des Deux-Portes. Là, au coin avec la rue Saint-Sauveur, onze mois auparavant, était décédé dans la misère, le dramaturge Carlo Goldoni, qu'en France on surnommait le "Molière italien". Pensionné sous l'Ancien régime, la Révolution - qui n'avait pas besoin de drames - lui avait supprimé tous subsides. Le trépas de l'auteur empêcha la Convention de rétablir ce dommage. Il voulait rendre hommage, en silence, à celui dont il avait vu jouer les pièces dans différents théâtres parisiens et qui l'avait beaucoup amusé. Mais en cette nuit de janvier 1794 - pardon de nivôse an II de la République -, il n'était pas question de prendre un quelconque risque, se laisser aller à quelque nostalgie que ce soit, glorifier le passé, dire que c'était mieux avant, encore moins de se signer, même discrètement, sous les fenêtres de l'ancien logis de l'écrivain italien.
L'année qui s'était achevée il y a quelques jours avait été éprouvante. Qu'il était dur d'avoir vingt ans en 1793 ! Et cette année qui commençait ne serait pas meilleure. Bonne année, bonne santé ne faisait pas partie des formules de politesse prononcées avec entrain par les Français, le bon mois de nivôse méritant plus l'appellation de mois des névroses. Il y a un an, la Convention avait voté la mort du roi, suivie de son exécution trois jours plus tard. [J'ai encore en tête la réflexion d'un de mes professeurs d'anglais (qui d'ailleurs était écossais) qui affirma, un jour en cours, que la différence entre les Français et les Anglais résidait dans le fait que les Français n'avait pas regretté le roi alors que les Anglais avaient pleuré le leur au lendemain de l'exécution de Charles Ier, un matin de janvier 1649.] A la suite de cette exécution, toute l'Europe s'était coalisée contre la France régicide : guerres déclarées par l'Angleterre, la Hollande (comprenant l'actuelle Belgique), l'Autriche ; début des guerres de Vendée. A Lyon, la municipalité aux mains des Girondins et des royalistes, était entrée en rébellion sous la direction de Joseph Chalier (exécuté en juillet). La Convention fera encercler la ville pour la faire entrer dans le rang. Lors de la rédaction de ma biographie de Couthon, j'avais été marqué par ces événements qui avaient amené la Convention à dépêcher l'ami de Robespierre sur place malgré ses difficultés à se déplacer. (La Convention enverra aussi des troupes pour mater les adversaires de la Révolution à Marseille, Nîmes et Toulouse.) On m'apporta à ce sujet un "Rapport sur le siège de Lyon" rédigé par le conventionnel Georges Couthon (que l'on peut maintenant lire sur le site internet de la Bibliothèque nationale de France). Je prends toujours plaisir à lire le français dans le texte, c'est-à-dire lire des écrits rédigés avec l'orthographe d'une l'époque où il n'y avait de "t" final ni à département, ni à règlement, ni à enfant. Dans ledit rapport rédigé par Couthon, je lus : "Depuis long-temps la Convention nationale s'étonnoit, avec raison, de ce que le fiège de Lyon duroit encore ; elle s'étonnoit de ce que tantôt on lui mandoit que les rebelles allaient être réduits, tantôt qu'en comparant leurs forces aux nôtres & considérant la fituation de la ville qui, fortifiée (...) sembloit défier l'armée la plus formidable..." Lyon, promise à la destruction la plus complète, ne verra "que" cinquante de ses maisons mises à bas - sur les bords de Saône - et verra son nom se changer en Ville Affranchie. Au même moment, la ci-devant reine Marie-Antoinette était condamnée à mort et guillotinée. Celle qu'on appelait avec dédain la veuve Capet, avec mépris l'Autrichienne, celle que l'on avait discriminée pour son accent et sur qui on avait jeté l'opprobre en la mêlant à une histoire savamment placée en dessous de la ceinture, avait rejoint son époux dans un charnier déjà bien rempli.
Tandis que Corentin se mettrait devant une toile de 4,30 mètres sur 3 encore immaculée pour commettre ou exécuter le portrait des onze membres du Comité de salut public, l'année 1794 ne serait pas plus tranquille que la précédente. Seront guillotinés Fabre d'Eglantine - la Révolution n'avait pas besoin de chanteurs de variétés -, André Chénier - la Révolution n'avait pas besoin de poètes -, Antoine Lavoisier - la Révolution n'avait pas besoin de savants. Guillotinés aussi Robespierre - ce qui sauva une cathédrale Notre-Dame de Paris mise en adjudication et promise à la démolition - et Georges Couthon, fils de notaire, lui-même avocat, député du Puy-de-Dôme, conventionnel, membre du Comité de salut public et, accessoirement, auteur d'une comédie en deux actes, L'Aristocrate converti. Une avenue porte son nom à Clermont-Ferrand, tout comme une rue à Orcet sa ville natale, une autre à Chamalières.
J'apportai alors la dernière touche à mon exposé biographique sur Georges Couthon avant un rendu final sur le bureau du professeur d'histoire. Alea jacta est. Les heures passées à la Bibliothèque historique m'avaient plongé dans une atmosphère placide qui me permettait de mettre sous cloche et la seconde et le prof. Je travaillais pour moi, non pour quémander une note acceptable puis parader devant les copains. Je n'étais pas dans la compétition malsaine mais dans le désir de me détacher du cours traditionnel, magistral, avec l'envie de sortir du peu que je savais, - même si je n'en sais pas beaucoup plus maintenant -, marcher hors des enseignements rebattus. Il y avait dans cet exposé des oublis, des inexactitudes, des pensées mal comprises, mal interprétées, peut-être, et ce n'était pas le plus important, des fautes d'orthographe, mais un désir de mieux connaître ce personnage qui ne faisait que trois lignes dans le Larousse, son époque de guerre civile, qui fut ce qu'elle fut, sans blâmer ce 18ème siècle siècle que je n'avais pas connu et pour lequel je devais me réjouir de n'en avoir pas été. Quelle époque épique cependant ! Qui avait raison, qui avait tort en 1794 ? Comme l'a dit Carmontelle : "Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir." Je sortis de la Bibliothèque historique avec deux copies doubles noircies à l'encre saline et marchai par les rues du Marais chargées de brume, ma silhouette se confondant avec celles des passants qui ne faisaient que passer en cette fin de journée de janvier 1977.
FIN
(*) En 1789, Paris comptait 950 rues éclairées par 6 223 réverbères à huile qui avaient remplacé, en 1744, les lanternes à chandelle. Chiffres cités dans Paris en 1789 par Albert Babbeau (1889) réédité chez Christine Bonneton en 1989. En était-il de même en ce début d'année 1794 ?