Déni de fuite
Scopie
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"Ich sing ihn in der Weite,
Auf Eises Läng' und Breite,
Da blüht der Winter schön !"
Johann Wolfang von Goethe (1749-1832)
"Je n'connais rien d'plus beau qu'la musique militaire.
Au moins ça, c'est viril, c'est bon pour nos p'tits gars !
Quand sonnent les tambours, tout l'monde est solidaire,
Le rythme vous entraîne, on y va d'un seul pas !"
Bernard Dimey (1931-1981)
Prologue
Au cours d'un après-midi gris et froid, il avait emmené sa soeur par les rues du centre de Paris pour lui montrer ce qu'il disait être le plus beau monument de la capitale, le plus original aussi, bref un exemple d'architecture que beaucoup de gens, fussent-ils touristes ou parisiens, ne s'attendraient pas à trouver là. Il n'avait pas assez de qualificatifs élogieux pour faire que sa soeur acceptât de le suivre jusqu'à ce lieu insolite. Il l'avait emmenée jusqu'à cet endroit ? Il l'y avait traînée, devrait-on dire. Après avoir traversé la place des Victoires, ils s'étaient engagés dans la rue La Feuillade et étaient arrivés au coin de la rue Radziwill, une des plus courtes de Paris avec ses vingt-huit petits mètres de longueur. Un peu plus loin, ils avaient poussé la porte d'un immeuble de la fin du 18ème siècle qui s'élevait sur huit étages. Point de digicode ou d'interphone à cette époque pour contrecarrer toute soif de découverte ou d'intrusion saine ou malsaine. Et là, il lui avait montré la "merveille" : un escalier à double révolution comme on en voit que dans les châteaux de la Renaissance, un escalier dont les points de départ n'étaient éloignés que de quelques mètres, un escalier où celui qui le monte ne rencontre pas celui qui le descend. Elle n'était pas plus étonnée que cela ; lui était admiratif. Elle était fatiguée d'avoir marché jusque là alors que lui n'avait envie que de gravir toutes les marches, toutes jusqu'à la dernière.
- Montons seulement quelques marches si tu veux bien ; jusqu'au premier étage. Allez, seulement quelques marches jusqu'au premier, dit-il à sa soeur en voyant la moue qu'elle faisait devant un escalier banal à ses yeux, qu'il lui demandait d'escalader.
Seulement quelques marches. Bon ! Ils choisirent chacun leur révolution, montèrent et descendirent les marches de cet escalier unique à Paris et bien sûr, sans surprise, à la montée comme à la descente, ils se voyaient sans se croiser.
Au sortir de l'immeuble de la fin du 18ème siècle qui s'élevait sur huit étages, il ramassa sur le trottoir gris et froid un portefeuille qui contenait une carte SN (Service National) au nom de Lucien Brain. Sous son patronyme et ses prénoms, sous sa date de naissance et son numéro I.N.S.E.E., un portrait en noir et blanc montrait le dit Lucien, col d'une chemise grise serré par un noeud de cravate sombre, veste noire sur les épaules sous un visage sans sourire, sans expression particulière, le regard fixant seulement le petit oiseau qui va sortir. La photo d'un garçon de vingt ans à qui l'on demandait qu'il prouvât sa force, sa virilité, son attachement à sa patrie en allant manier des armes à l'autre bout du pays, mais d'où se dégageaient l'abattement et la peur. Une photo comme il y en a tant dans des boîtes en fer ou en carton empilées derrière des portes de placards ou d'armoires fermées à double tour, des clichés que l'on emmagasine dorénavant dans des puces de téléphones mobiles et d'ordinateurs. Tous ceux qui se prennent en selfies se croient beaux, sociables, différents, uniques. Tous se ressemblent pourtant. Quand on feuillette un album de famille, on en feuillette mille à la fois, indifféremment. Il y avait là une tête comme des milliers d'autres têtes et là était la tête de celui qui passait ou avait passé un an, douze mois, trois cent soixante-cinq jours dans une caserne. Signé Le Chef de Service des Effectifs du tantième Régiment... Il partit porter le portefeuille au commissariat du 1er arrondissement.
I
Jeudi 3 décembre 1981. La nuit était déjà tombée. Ils descendirent d'un train en provenance de Metz via Saarbrücken, Homburg, Kaiserslautern, Neustadt a. d. Weinstrasse, pour grimper dans des Berliet bâchés de couleur vert olive. Une fois les garçons à bord, les véhicules démarrèrent puis suivirent un itinéraire connu des seuls conducteurs qui le connaissaient par obligation, et que ceux qui étaient assis près de la ridelle arrière essayaient de repérer à travers une étroite ouverture là où la bâche avait été mal attachée. Etait-il assis près de la ridelle ? Essayait-il lui aussi de regarder par cette ouverture comme un auteur bourré de trac regarde entre les deux pans d'un rideau de scène pour voir si dans la salle le public est nombreux ? De toute façon, il ne connaissait pas cette ville, n'y était jamais venu, n'en avais peut-être même jamais entendu parler jusqu'à la réception par les P.T.T. d'une feuille de route lui indiquant qu'il passerait un an dans cette ville. Il n'en avait en effet jamais entendu parler. Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'il venait en Allemagne. Il en avait visité des villes durant les trois étés précédents : en Bavière, sur les bords du Rhin, dans le nord du pays avant d'atteindre le Danemark. Mais en cette soirée du jeudi 3 décembre 1981, il savait que cette fois, il ne venait pas en Allemagne pour voir dans des musées des Dürer et autres Holbein. D'ailleurs y avait-il seulement un musée dans cette ville ? Pendant qu'il se livrait à toutes ces réflexions, les camions suivaient la route habituelle, celle qu'ils empruntaient tous les deux mois, en février, en avril, en juin, en août, en octobre, en décembre, pour aller chercher ceux de la 2, de la 4, de la 6, de la 8, de la 10, de la 12. Ceux de la 6 et de la 8 arrivaient certainement de jour dans cette ville, par une belle fin d'après-midi ensoleillé. Pour ceux-ci, ceux de ce soir, ceux de la 12, c'était la nuit, la neige, le froid qui leur souhaitaient la bienvenue. Après un laps de temps dont il ne s'est jamais demandé combien de (longues) minutes il avait duré, on les fit descendre des camions Berliet bâchés de couleur vert olive et on les mena vers un grand bâtiment de trois étages avec de longs couloirs qui desservaient des chambrées de douze lits chacune. Ainsi se terminait le voyage commencé douze heures plus tôt à Paris gare de l'Est.
A Paris, en cet automne de l'année 1981, il avait fait beau. Comme il savait que son départ pour l'Allemagne était imminent, il avait profité de la capitale et de ses attractions pour passer du bon temps. La ville était tentaculaire pour les amateurs de sensations et tentations fortes : cinémas, théâtres, mais aussi dancings, bars, lieux improbables dans des caves peu éclairées. Il y avait aussi le bowling du quartier Beaugrenelle où il rejoignait de temps en temps des amis pour des parties endiablées qui n'engendraient pas la mélancolie et au cours desquelles rapidement le nombre de quilles renversées ne comptait plus. Les garçons attablés près du bar après avoir lancé quelques boules furtives, fumaient en regardant les filles qui, elles, se prenaient au jeu et comptaient les points avec sérieux. Les garçons savaient qu'ils devraient bientôt partir pour de lointaines casernes ; alors ils se moquaient de tout, se laissaient vivre.
Mais durant cette année 1981, il n'avait pas fait que se promener et jouer au bowling. Dès le mois de mai, après une année universitaire peu laborieuse, il avait été employé dans une agence de voyages dont le siège se trouvait au 7 rue de la Banque. Le midi - enfin quand la tâche à accomplir ne l'empêchait pas de sortir pour déjeuner soit environ un midi sur trois -, il partait par la Galerie Vivienne, en sortait par la rue de Richelieu, passait devant l'hôtel Tubeuf (ancien ministère du Trésor où fut signée en 1803 la vente par la France de la Louisiane aux Etats-Unis d'Amérique) et allait marcher dans les jardins du Palais-Royal sur les pas de Colette de Cocteau et de Morand. Quand il n'avait pas le temps de déjeuner, il confectionnait encore et encore des carnets de voyages, envoyait des télex vers des hôtels de Hammamet, Al Hoceima et Can Pastilla (destinations qui à l'époque étaient très prisées et se vendaient comme des petits pains) en indiquant le nom des clients à accueillir, puis "grattait" - jargon du métier - des billets d'avion à faire parvenir aux futurs heureux vacanciers. Lui, on l'a bien compris, n'était pas là pour faire du tourisme. L'agence en question s'appelait "Jeunes sans Frontière" que ses amis, par méconnaissance du monde des loisirs et aussi, peut-être, pour le taquiner, confondaient souvent avec "Nouvelles frontières". Mais peu importe car de toute façon la société n'existe plus depuis longtemps. Elle a été reprise au mitan des années 1980 par une compagnie de wagons-lits. L'agence du 5 rue de la Banque qui accueillait les clients qui pouvaient y trouver la brochure qui détaillait les voyages et séjours proposés par le Tour Operator, brochure dont la couverture avait été illustrée par le dessinateur Reiser, est maintenant une extension de la brasserie "Le Bougainville" qui lui était contiguë. Bougainville, du nom du navigateur décédé dans cet immeuble en 1811 à l'âge de 82 ans. Le siège de "Jeunes sans Frontière" dont l'entrée se trouvait de l'autre côté de la galerie Vivienne (au numéro 7) est désormais un magasin de robes de mariées. Il entra un jour dans ce magasin. Pas avec une future épouse pour un quelconque essayage, ni avec sa soeur après avoir gravi les marches de l'escalier de la rue Radzivill. Non, seul avec ses souvenirs de voyages par procuration. Au fond du magasin, grande salle où ses collègues prenaient les réservations, casque sur la tête et doigts sautillant sur le clavier de leur ordinateur, c'est-à-dire à l'endroit même où il fallait dorénavant se faufiler entre des mannequins vêtus de tulle et de dentelle, il leva le rideau qui la séparait du réduit éclairé par un unique vasistas qui donnait sur une courette entre la rue de la Banque et la cage d'escalier d'un immeuble de la galerie Vivienne. Dans ce réduit, ils étaient quatre, lui et trois autres, Hubert, Typha et Vassilis, à oeuvrer toute la journée dans la lumière artificielle des lampes de bureau et dans le bruit des téléphones qui n'arrêtaient pas de sonner et de ce satané télex qui crachait ses missives et avalait goulûment les bandes perforées qu'on lui donnait à transmettre. Hubert, chef de service qui baissait toujours les yeux quand il regardait quelqu'un, qui aurait apprécié que le personnel fût payé au lance-pierre bien qu'effectuant un nombre d'heures supplémentaires sans limite et qui disait, quand il recevait un coup de fil, "ah ! justement j'allais t'appeler" ; Typha, qui s'occupait des réservations pour le Pérou et Vassilis qui passait le plus clair de son temps en coups de fil personnels et qui disait être le seul de la boîte à travailler comme un fou jusqu'à dix heures du soir. La Tunisie, le Maroc et les Baléares étaient loin désormais. Le réduit éclairé par un unique vasistas était à présent rempli de cartons vides, d'escabeaux branlants et d'étagères poussiéreuses. Sans signification, ni utilité.
Le chef du personnel (on ne disait pas encore D.R.H.) l'aurait bien embauché pour un contrat à durée indéterminée mais le leitmotiv à l'époque, empêcheur d'embaucher pour de bon, était qu'il fallait être libéré des obligations militaires et revenez-nous-voir-après. Il fit savoir au cadre, à ce cadre qu'il ne reverrait plus jamais du fait du rachat de la boîte par une compagnie de wagons-lits, que les obligations militaires en question devaient commencer dès le 1er août. C'est vrai ce mensonge ? Il trouva un emploi mieux rémunéré pour un mois dans un hôpital du boulevard Ney. Il passa donc le mois d'août à Paris en attendant de pouvoir partir en vacances en septembre. A vrai dire, il n'était pas pressé de demander son incorporation dans l'armée. Un nouveau président de la République élu le 10 mai précédent avait, au cours de sa campagne, parlé de réduire la durée du service national à six mois. Il attendait donc que cette promesse - une parmi cent dix autres - fût tenue. En vain. Les promesses vous savez ! En conséquence, il partirait bel et bien pour douze mois sous les drapeaux. Il ne fit pas de pot de départ, n'invita aucun ami. Qui aurait-il pu inviter ? Les garçons qu'il connaissait faisaient tout pour être réformés ou exemptés, soit en se faisant passer au mieux pour dépressifs, au pire pour incapables majeurs, et les filles, dont sa soeur, ne souhaitant pas voir leur flirt s'éloigner trop longtemps et qui plus est à l'autre bout du pays, disaient du service national que c'était un an de perdu, qu'il faudrait le supprimer. Au contraire, les anciens, dont ses grands-parents, répétaient à l'envi : "Tu verras. Un an ça passe vite." Il ne pourrait dire avec précision ce qu'il fit durant les quelques semaines qui s'écoulèrent avant ce départ. Mais comme il n'était pas question de se laisser aller à quelque pensée morose, il alla au cinéma la veille de prendre le train pour Metz et vit ce qui était alors le nouveau film de Jean-Charles Tacchella (sorti sur les écrans le 18 novembre), Croque la Vie avec Brigitte Fossey, Carole Laure et le regretté Bernard Giraudeau. Car la vie, il espérait bien la croquer à pleines dents, même en treillis. A vingt-et-un ans, comment pouvait-il en être autrement ?
On leur demanda de déposer leur bagage sur le lit et on leur remit à chacun un survêtement couleur bleu de France qu'ils enfilèrent à la hâte car il fallait les mener aux douches qui se trouvaient au sous-sol. Un homme du rang, étudiant en sociologie dans le civil, caporal dans le viril, les accompagna. Puis ce même caporal les mena jusqu'à l'ordinaire. L'ordinaire, nom militaire qui désigne la cantine des hommes du rang, se trouvait à l'entresol d'un bâtiment sur quatre niveaux qui s'élevait au bord de la place d'Armes non loin de l'entrée de la caserne. Il devait être aux environs de 19 heures. Une file d'attente s'était formée dans l'escalier qui montait au réfectoire. Ceux de la 12, les nouveaux, les "bleus", les novices, comme il vous plaira de les appeler, suivirent le caporal et s'engagèrent dans le dit escalier. Il fallait monter huit marches, huit petites marches avant de pouvoir prendre un plateau et derrière les autres, choisir une entrée, un plat, un dessert dans un brouhaha qui tranchait avec le silence qui régnait dans les Berliet bâchés de couleur vert olive deux heures plus tôt. Là, dans cet escalier, sur la première marche de cet escalier, il entendit le caporal discuter avec un de la 12, un qui, comme lui, venait de s'échouer dans cette caserne. Ce dernier lui demanda : "C'est quand la quille ?" Le caporal répondit d'une façon lapidaire : "Dans un an !" Après le repas, comme les autres, ces autres qui n'étaient encore que de vagues visages sur lesquels il ne mettait pas encore de noms, il regagna sa chambrée. Là, le caporal remit à chaque nouveau bidasse un exemplaire du Règlement de discipline générale dans les armées, opuscule de cinquante-huit pages illustrés de dessins de PIEM (à la demande du ministre de la Défense), histoire de faire comprendre à chacun que la caserne, ce n'est pas le Club Med (expression souvent employée par les sous-officiers) et histoire aussi de se coucher moins bête avant l'extinction des feux prévue pour vingt-deux heures. Il savait que le lendemain matin, le même caporal viendrait les réveiller à cinq heures trente précises. Ce qu'il fit bien sûr malgré la désapprobation de quelques-uns qui n'étaient pas matinaux du tout et qui geignirent quand il leur fallut se mettre au garde-à-vous devant leur lit respectif.