Dans le quartier dit "Le Village", se trouve la rue Guillaume Apollinaire, artère paisible à deux pas de la mairie de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales).
Le 18 mai 1917 a lieu au théâtre du Châtelet (Paris) la première d'un ballet conçu par Jean Cocteau sur une musique d'Erik Satie, des décors et costumes de Picasso et dont le texte du programme est signé Apollinaire : Parade. Jean Cocteau se rappelle dans Le Rappel à l'ordre des répétitions qui avaient eu lieu à Rome quelques mois plus tôt : "Je n'oublierai jamais l'atelier de Rome. Une petite caisse contenait la maquette de Parade, ses immeubles, ses arbres, sa baraque. Sur une table, en face de la Villa Médicis, Picasso peignait le Chinois, les Managers, l'Américaine, le cheval, dont madame de Noailles écrivit qu'on croirait voir rire un arbre, et les Acrobates bleus comparés par Marcel Proust aux Dioscures." Dans la ville éternelle, Jean Cocteau est descendu à l'Hôtel de Russie et des Iles Britanniques au 9 de la Via del Babuino (*), "rue où vous êtes né", comme l'auteur des Enfants terribles l'écrit à Guillaume Apollinaire (resté à Paris) en mars 1917.
Guillaume de Kostrowitzky (qui signera ses œuvres du nom d'Apollinaire à partir de 1902) est donc né à Rome, dans un immeuble de la Via del Babuino, le 16 août 1880. Cette rue, dominée par la colline du Pincio et qui relie la piazza del Popolo à la piazza di Spagna fait partie de ce quartier qui date du 16ème siècle, formé de trois rues qui partent de la piazza del Popolo : Il Tridente (Le Trident). Le nom de cette rue vient du fait que l'on y découvrit la statue d'un Silène dont les Romains avaient comparé la laideur à celle d'un babouin. Si de nos jours la rue est connue pour ses nombreux antiquaires, s'élèvent sur ses deux rives de beaux palais des 17ème et 18ème siècles dont l'hôtel de Russie - conçu en 1816 par Giuseppe Valadier, architecte et urbaniste préféré des papes Pie VI et Pie VII - qui fut surnommé "l'hôtel des rois" tant il accueillit de têtes couronnées ainsi que l'église anglicane "All Saints" de style néogothique (bâtie dans les années 1880) dont l'abside a été décorée par le peintre Edward Burne-Jones et qui se dresse non loin du lieu où Madame Récamier tenait salon vers 1823 (au n° 65). Le sculpteur italien Antonio Canova y avait son atelier au numéro 150. Propriété de la famille Tadolini jusqu'en 1967 (l'un de ses membres a été l'élève de Canova), c'est maintenant un salon de thé où sont exposées de nombreuses œuvres du sculpteur connu en France pour son Buste de Napoléon exposé au château de Fontainebleau.
"Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine." (1)
Après avoir séjourné à Monaco, Cannes, Nice, Aix-les-Bains et Lyon, le jeune Guillaume s'installe à Paris en 1899 avec sa mère et son frère Albert (de deux ans son cadet). A partir de 1901, il compose et publie ses premiers poèmes et textes en prose. Il passe un an en Allemagne (à partir du mois d'août 1901) comme précepteur et tombe amoureux de la miss anglaise de son élève.
"Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus." (2)
Entre 1903 et 1907, il rencontre André Salmon, Derain, Vlaminck, Max Jacob, Picasso, Marie Laurencin - à qui il dédie son poème Crépuscule -, se fait critique d'art dès 1902 et ne cessera jusqu'à sa mort de montrer son attachement aux expérimentations modernes : Fauvisme, cubisme, orphisme. Il a, au cours d'un voyage de plusieurs mois en Europe centrale (1902), visité les plus grands musées de Berlin, Munich, Prague, Vienne.
"Le mai le joli mai a paré les ruines
De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes." (3)
Entre 1907 et 1911, il publie deux romans érotiques Les Mémoires d'un jeune don Juan et Les Onze mille verges, La chanson du Mal-aimé, L'Enchanteur pourrissant - illustré de gravures sur bois signées André Derain - et L'Hérésiarque et Cie.
"Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon." (2)
Le 13 juillet 1909, il lit un poème pour le mariage d'André Salmon : "L'amour veut qu'aujourd'hui mon ami André Salmon se marie." (4)
En septembre 1911, il est jugé, soupçonné d'avoir été l'instigateur du vol de la Joconde et de diverses statuettes au musée du Louvre. Malgré la plaidoirie de son avocat, maître José Théry, il est incarcéré à la Santé pendant une semaine. A sa libération, le peintre Robert Delaunay l'héberge pendant deux mois de novembre à mi-décembre dans son atelier du 3 rue des Grands-Augustins où avait été installé un lit de fortune. "C'était un plaisir d'avoir Guillaume Apollinaire à table ; il était un gros mangeur qui appréciait les bons petits plats, tout en me racontant sa journée. Souvent, après le dîner, on sortait se promener dans ce beau quartier si calme à cette époque." (5) Il s'installe ensuite dans un appartement - qu'il occupera jusqu'à son décès - au 202 boulevard Saint-Germain.
En 1913, il se rend à Berlin avec Robert Delaunay. Le catalogue de l'exposition des œuvres de ce dernier s'ouvre sur le poème Les Fenêtres. Il publie Les Peintres cubistes. Albert Gleizes, dont Apollinaire parle dans son essai (paru en mars 1913), dit à propos du développement du cubisme que c'était une tentative de retrouver le sens de la "forme" qui avait été perdu par les impressionnistes et que cette tentative avait connu trois étapes : La première, fondée sur le volume (d'où le cube), la deuxième sur une multiplicité de points de fuite (l'image totale) et la troisième sur l'affirmation de la nature réelle de la surface à recouvrir de peinture (la surface plane).
Eté 1914 : L'Allemagne déclare la guerre à la France. Guillaume Apollinaire qui souhaite s'engager (mais qui pour cela doit déposer une demande de naturalisation) est à Nice où il fait, au cours d'un déjeuner dans un restaurant de la vieille ville, la connaissance de Louise de Coligny-Châtillon, jeune femme de trente-trois ans descendante en ligne directe de l'amiral de Coligny. Il remarque immédiatement ses grands et beaux yeux de biche et en tombe amoureux. Avec elle, il excursionne à Menton et à Sospel.
"Il y a des rues étroites à Menton où nous nous sommes aimés
Il y a une petite fille de Sospel qui fouette ses camarades" (7)
Fin 1914, il est incorporé au 38ème régiment d'artillerie de campagne de Nîmes, ville où Lou le rejoint du 7 au 16 décembre. Quand ils ne sont pas ensemble (Apollinaire est envoyé sur les champs de bataille où il sera blessé en mars 1916), ils entretiennent une relation épistolaire qui durera de septembre 1914 à décembre 1916. Mais la belle est fidèle dans l'infidélité et la relation s'effiloche au profit d'une relation avec une jeune fille rencontrée dans un train : Madeleine Pagès.
Fin 1916, Guillaume Apollinaire rencontre Jean Cocteau. "Je l'ai connu en uniforme bleu pâle, le crâne rasé, la tempe marquée d'une cicatrice pareille à l'étoile de mer. Un dispositif de bandes et de cuir lui faisait une manière de turban ou petit casque." (6)
Tandis que Parade fait scandale, Guillaume Apollinaire monte sa pièce Les mamelles de Tirésias qui sera jouée le 24 juin (1917) au théâtre Renée Maubel à Montmartre. Marcel Herrand - qui a récemment débuté chez Antoine -, y joue le rôle du mari, tandis que Max Jacob fait partie des chœurs accompagnés par Niny Guyard au piano, la partition d'orchestre n'ayant pu être exécutée du fait du manque de musiciens en ces temps de guerre. Ce drame en deux actes et un prologue est qualifié par son auteur "d'un néologisme qu'on me pardonnera car cela m'arrive rarement et j'ai forgé l'adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l'a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique, mais définit assez bien une tendance de l'art qui si elle n'est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n'a du moins jamais servi à formuler aucun crédo, aucune affirmation artistique et littéraire". Le qualificatif surréaliste fera florès quelques années plus tard et désignera des peintres, des poètes, des écrivains.
En avril 1918, il publie Calligrammes. En novembre, il décède des suites de la grippe espagnole. "Le matin de l'armistice de 1918, Picasso et Max Jacob étaient venus au 10 de la rue d'Anjou. J'y habitais, chez ma mère. Il me dirent que Guillaume Apollinaire les inquiétait, que la graisse enveloppait son cœur et qu'il fallait téléphoner à Capmas, docteur de mes amis. Nous appelâmes Capmas. Il était trop tard. (...) Le soir, lorsque j'arrivai rejoindre Picasso, Max et André Salmon, boulevard Saint-Germain, ils m'apprirent que Guillaume était mort." (6)
(1) Extrait du poème Le Pont Mirabeau (Alcools, Poèmes 1898-1913, Gallimard, 1913).
(2) Extrait de La chanson du Mal-Aimé (Alcools, 1913).
(3) Extrait du poème Mai (Alcools, 1913).
(4) Extrait du Poème lu au mariage d'André Salmon - le 13 juillet 1909 (Alcools, 1913).
(5) Nous irons jusqu'au soleil, Sonia Delaunay (Editions Robert Laffont, 1978).
(6) Jean Cocteau, La Difficulté d'être (Editions du Rocher, 1983-1989).
(7) Extrait du poème Il y a, Apollinaire, Lettres à Lou (Ed. Gallimard, 1969).
(*) Rue "toujours pleine de femmes de fleurs et d'orgues de barbarie jouant des refrains Espagnols au fond de l'eau." (Jean Cocteau)
Sources :
- Correspondance Jean Cocteau - Guillaume Apollinaire présentée par Pierre Caizergues et Michel Décaudin (jeanmichelplace, 1991).
- Jean Cocteau Romans, poésies, œuvres diverses (La Pochothèque, 2003).
- Lettres à Lou, Apollinaire (Editions Gallimard, 1969).